Bien le bonjour, lecteurs, lectrices ! Il y a quelque temps de cela, je regardais un film d’animation : Koe no Katachi – A silent voice. Ce film traite du sujet du harcèlement scolaire au Japon. Le film est extrêmement bien réalisé et nous sommes portés par celui-ci du début à la fin. Le sujet abordé y est traité d’une main de maître et nous ressortons de cette séance audiovisuelle assez bouleversée intérieurement. Comme le sujet m’intéresse, j’ai décidé de faire quelques recherches dessus afin de comprendre ce phénomène.
Tout d’abord, qu’est-ce que l’« Ijime (苛め/虐め) » ? « Ijime » signifie littéralement « intimidation ». Il s’agit de brimades et autres actes visant à manipuler des personnes et groupes contre un individu jugé différent. Cette différence peut être psychologique ou physique. Ainsi, l’Ijime peut prendre différentes formes : racket, harcèlement, sévices physiques, calomnies, ostracisme, etc. [2] [3] [W7]. L’Ijime est donc à la fois proche et différent de la définition donnée par le professeur Olweus. En effet, dans sa définition il est dit : « un étudiant est intimidé ou “victimisé” lorsqu’“il” ou “elle” est exposé répétitivement et sur le long terme à des actions négatives de la part d’un ou plusieurs autres étudiants. » (Olweus, 1999, p. 10) Le but de la manœuvre étant de parvenir à déshumaniser physiquement ou psychologiquement les autres individus. Cependant, selon cette définition tout un chacun peut potentiellement être victime de Ijime. En réalité, la différence majeure que l’on retrouve entre le Ijime et le harcèlement, tel que défini par Olweus, est que seuls les individus les plus jeunes et les plus faibles sont véritablement exposés au problème [3].
Ensuite, il faut savoir que le Ijime est caractérisé par 4 rôles [1] :
-
Le harceleur ;
-
La victime ;
-
L’audience ;
-
Les passants.
Le harceleur est la personne qui prend la position de meneur dans le groupe d’individus (généralement 3 à 4 personnes) qui s’en prend à la victime. C’est lui qui donne les ordres et qui invite au harcèlement. La victime est la personne qui reçoit ce traitement immoral de la part du groupe. L’audience représente les membres du groupe rassemblés autour du harceleur qui encouragent la manœuvre sans nécessairement y prendre part. Enfin, les passants correspondent aux personnes qui assistent à la scène, mais n’agissent pas ; elles se contentent de faire semblant de ne rien voir. [1]
À présent que nous savons ce qu’est l’Ijime et comment il se caractérise, intéressons-nous aux raisons de son existence. Cependant, il serait utile de faire un point sur le système scolaire japonais avant tout (voir figure 1).
Figure 1 : Le système scolaire japonais
Le système éducatif japonais est, à l’instar de la France, hautement centralisé et contrôlé depuis le haut (gouvernement). L’école préparatoire (maternelle) tend à conformer les enfants aux normes de groupes avant l’école dans un but d’uniformité [1]. Puis vint l’enseignement primaire et secondaire (école primaire et collège) qui est géré par les municipalités et est public. Les étudiants devront par la suite passer des examens d’entrée pour accéder aux lycées et universités qui, eux, sont privés. L’éducation coûte donc très cher au Japon et, comme vous pouvez le voir sur le schéma, l’enseignement obligatoire s’arrête à la fin du collège. Les étudiants ne peuvent d’ailleurs pas redoubler avant le lycée. Que ce soit au collège ou au lycée, les étudiants devront « obligatoirement » aller aux cours du soir (juku – payants) pour réussir leur passage dans l’enseignement supérieur (respectivement lycée et université). Toutefois, ceux qui échoueront et entreront dans la vie professionnelle sans diplôme académique devront faire face à d’importantes difficultés économiques. Ainsi, échouer est synonyme de la perte d’une vie économique stable et fructueuse. [2]
Donc, selon toutes ces informations nous pouvons dire que le système éducatif japonais est très strict et repose sur un système méritocratique très sévère ; système qui est loin de favoriser l’égalité des chances. À ce titre, le Japon peut être considéré comme une société-école. [2]
Ce système éducatif semble faire ses preuves, car le Japon se place en tant que 2ème puissance mondiale, académiquement parlant, selon le classement PISA (Program for International Student Assessment) [W1] [W6]. Toutefois, le revers de la médaille est qu’un système procurant un environnement très structuré, conformiste, exigeant et stressant à des conséquences. La première de ces conséquences est le phénomène de dépersonnalisation. En effet, le besoin d’homogénéité de la société japonaise tend à effacer la personnalité des étudiants, à tel point qu’ils se considèrent tous comme ordinaires sans spécificités [2]. De plus, l’atmosphère compétitive qui règne en permanence est à l’origine d’un manque de contact humain et de sentiment de proximité entre pairs, ainsi que d’un besoin d’accomplissement au sein d’un tel environnement. Il s’agirait presque d’un cri pour témoigner de l’existence de l’individu. Une telle ambiance sert donc de points de départ à des sentiments négatifs comme la dépression, le malheur ou encore le désespoir. La frustration qui découle de cette accumulation déclenche alors un besoin de déchargement. [2]
L’Ijime servirait donc d’exutoire aux sentiments négatifs sur les pairs (d’autres étudiants) « différents » qui cassent « l’harmonie » du groupe ; ceux-ci prendraient alors la place de bouc émissaire. Nous comptons 3 étapes à l’Ijime ; la première est le rejet excessif d’individus qui ne font pas l’effort de ressembler à tout un chacun et de s’inclure parfaitement dans le groupe. L’étape qui suit est la transformation de ce rejet en une forme d’agressivité voire d’agression envers la personne. Enfin, la troisième et dernière étape correspond à la phase de harcèlement [2]. De plus, Mino [1] a constaté que la majorité des cas de Ijime avait lieu pendant la période du collège, c’est-à-dire entre 12 et 15 ans. Une autre étude menée par Johji Morita en 1997 démontre que le cœur du Ijime se situe chez les enfants de 10 à 14 ans [W2] ; ce qui vient appuyer l’étude de Mino. L’adolescence est une étape compliquée, mais l’environnement dans lequel ces étudiants évoluent la rend encore plus difficile à supporter ; d’où le besoin de trouver un exutoire. Par ailleurs, ce sont principalement les élèves « modèles » qui pratiquent le Ijime et leur réputation leur sert de couverture ; ils sont protégés par celle-ci [1]. Enfin, une dernière conséquence que nous pouvons cités est le « futoukou » ou « refus d’aller à l’école ». En effet, les élèves victimes de Ijime dont l’école s’est transformée en enfer vivant finissent, dans certains cas, par abandonner l’école afin de ne plus souffrir inutilement.
À présent, prenons un peu de hauteur sur ce phénomène pour l’analyser d’un point de vue extérieur.
Il faut savoir que le harcèlement scolaire est un problème social émergeant du milieu des années 1980. Il s’agit d’une affaire que la société japonaise prend très au sérieux et qu’elle essaye d’enrailler. Toutefois, est-ce que seul le Japon est soumis à ce phénomène ? La réponse est non. En effet, cette problématique est répandue sur toute la surface du globe : c’est un phénomène d’une ampleur internationale. Bien entendu, il prend différentes formes selon l’endroit où nous nous situons (voir figure 2). Par exemple, au Japon le harcèlement a lieu dans la classe alors qu’en Norvège, il a lieu dans la cour de récréation. En revanche, les pratiques restent assez similaires (exemple : au Japon, les étudiants appellent un individu non désiré dans la salle de classe un « germe » et en Norvège ils l’appellent une « bactérie ») [3] [2]. Par ailleurs, une conférence sur ce sujet avait été tenue en 1996 [2] et les Japonais avaient essayé de mettre en place des solutions (programmes éducatifs anti-harcèlement) provenant d’autres pays comme la Norvège ou la Suisse.
Figure 2 : Emplacements où les étudiants se font le plus harceler à l’école [3]
Bien évidemment, il n’existe pas de solutions types, donc il faut essayer de s’attaquer aux éléments en faveur du harcèlement. Par exemple, pour diminuer le stress des étudiants il serait intéressant de réduire le nombre d’heures de cours dans une journée et peut-être de limiter, autant que faire se peut, les cours du soir (2 fois par semaine maximum). Présentement, c’est le rôle de l’infirmière/l’infirmier scolaire de parler avec les étudiants de leurs problèmes, mais inclure des conseillers scolaires spécialement dédiés à ce genre de tâche serait une piste intéressante [2]. D’autres pistes à envisager sont également possibles, comme réaliser des entretiens tous les deux mois avec les élèves pour qu’ils puissent se confier en tout anonymat ; garder un surveillant dans la classe pendant les pauses [3] (car la salle de classe et les temps de pause sont les lieux et moments privilégiés des harceleurs) ou encore d’arrêter de favoriser des normes comportementales et physiques au profit d’une diversité collective enrichissant la population étudiante. Un programme de soutien au harcèlement qui ressort de mes recherches est le Japanese Peer Support Program (JPSP) [3]. Il s’agit d’un programme qui a pour but d’apprendre des compétences sociales basiques puis plus poussées au travers d’activités. L’initiative est louable, mais le souci, selon moi, c’est que cette initiative part du postulat que le problème vient de l’individu « inhabituel » et de son « incompétence » à réagir et s’exprimer comme tout le monde. En soi, le programme reste intéressant puisqu’il permet de diminuer le stress des participants lors de leurs interactions personnelles (exemple : discussion entre camarades de classe), mais il faudrait en revoir la teneur.
Enfin, penchons-nous sur l’actualité qui entoure ce sujet afin d’y observer les résultats des démarches et solutions mises en place par le gouvernement depuis 2001.
Les résultats semblent mitigés. En effet, nous comptions en 2009 près de 73 000 cas [W4] de harcèlement au Japon. À titre de comparaison, en 2016, le nombre de cas de harcèlement est passé à 320 000, soit 4,38 fois plus qu’en 2009 ! Sachant qu’il s’agit d’une augmentation de 43,8 % par rapport à 2015 [W3], rien ne semble pouvoir endiguer le phénomène. De plus, les actes de Ijime ne se limitent pas uniquement au corps étudiant puisque certains professeurs y participent, que ce soit activement ou passivement (en ignorant sciemment les faits). De même, les établissements scolaires se déchargent de toute responsabilité voire même vont jusqu’à demander aux élèves de ne pas en parler pour ne pas nuire à leur réputation (certaines écoles vont même jusqu’à expulser la victime plutôt que les harceleurs [W7]). C’est encore plus alarmant lorsque nous savons que les forces de l’ordre participent à l’étouffement de l’affaire ; à tel point qu’elles refusent souvent de croire que le suicide d’un élève est dû à ce harcèlement : « La justice était prête à admettre un lien entre le suicide d’un collégien de 13 ans et les brimades continuelles (manger des abeilles mortes, simuler son suicide et ses funérailles, racket, vol, etc.) qu’il subissait. » La police était prête à admettre l’existence d’un lien, mais cette phrase sous-entend ce que ce n’est pas la cause directe ; quand bien même la personne aurait laissé une lettre. Il est important de savoir que les parents sont souvent les derniers au courant de l’affaire [W8] (ils apprennent la situation de leur enfant lorsqu’il est trop tard…), car les enfants préfèrent se taire et « rester » dans le groupe plutôt que se faire rejeter selon Johji Morita (professeur à l’université d’Osaka) [W4]. Porter plainte est d’ailleurs pour eux un véritable parcours semé d’embûches qui n’aboutit que très rarement.
Voyant que ces approches ne fonctionnaient pas assez efficacement (nouvelles formations et directives pour les enseignants, création d’une hotline, application de la politique de déclaration Ijime zéro, RABBIT Plan [Nier, 2001], etc.), le gouvernement a décidé de jouer la carte de la culture populaire en réalisant des partenariats avec des auteurs (mangas, animes, etc.) pour sensibiliser au harcèlement. Ce fût d’ailleurs le cas avec l’anime March comes in like a lion et ses posters affichés dans les écoles pour prévenir et prendre conscience de ce sujet [W5]. Enfin, l’avènement des réseaux sociaux a contribué à créer un nouveau type de harcèlement : le cyberharcèlement. Celui-ci est continu et ne se limite pas à l’enceinte de l’école comme ce fût le cas jusqu’à présent.
Avant de passer à la conclusion, peut-être vous posez-vous une question précise : qu’en est-il de la France ?
Selon l’article D’Ameida [W2], nous recensons 383 830 cas de harcèlement sévères du primaire au secondaire en France. Si nous ajoutions les cas de harcèlement modérés, nous parviendrions alors à 700 600 cas de harcèlement. Sachant qu’en France nous sommes 2 fois moins nombreux qu’au Japon, comprendre l’ampleur du problème et du manque de moyen pour y remédier est aisé. Les cours et formations donnés aux futurs professeurs et enseignants sur le sujet ne sont apparemment qu’à but « cosmétique » d’ailleurs.
En conclusion, les actes de Ijime au sein des écoles japonaises sont pris très au sérieux depuis leur apparition. Toutefois, les tentatives pour y remédier ne semblent pas assez efficaces. C’est d’autant plus vrai que la nature collectiviste du pays qui met le groupe en avant au détriment de l’individu empêche toutes formes de rébellion et de trop grande diversité. Ainsi, s’échapper ou se rebeller est synonyme de profonde solitude où nous nous retrouvons seuls dans la lutte face à tous nos pairs. La résistance au changement des habitudes de groupe est donc très forte et demandera de continuer à travailler très durement avant de porter ses fruits. Un changement de mentalité devra d’ailleurs s’opérer pour que les individus comprennent que la source du problème n’est pas toujours la victime, mais l’agresseur ou le système. Blâmer l’enseignement n’est finalement qu’une sorte de façade au vrai problème enraciné profondément dans la société. Malgré ce phénomène, les écoles restent des lieux d’interactions de groupe et de travail très importants qui apportent de la vie sociale, de l’amitié et la satisfaction d’appartenir à une communauté.
Pour ceux qui désirent compléter les connaissances apportées ici (ou en avoir une vision plus concrète), je vous conseille d’aller regarder les graphiques/schéma présents dans le document de Taki Mitsuru [3], ainsi que les interviews présentent dans le document de Mino Tamaki [1]. Vous trouverez également un schéma complémentaire sur le harcèlement en annexe (voir figure 3) de cet article.
Attention, il ne faut pas faire une généralité de cet article. Il présente un problème, certes, mais celui-ci n’est ni permanent ni présent dans absolument toutes les écoles au Japon.
Sources bibliographiques :
[1] MINO, Tamaki. Ijime (Bullying) in Japanese Schools: A Product of Japanese Education Based on Group Conformity. In: Rhizomes: Re-Visioning Boundaries. 2006.
[2] NAITO, Takashi et GIELEN, Uwe P. Bullying and Ijime in Japanese schools. In: Violence in Schools. Springer US, 2005. p. 169–190.
[3] TAKI, Mitsuru. Japanese school bullying: ijime. Ponencia presentada en la jornada “Comprendiendo y preveyendo el acoso escolar: una perspectiva internacional”, celebrada el, 2001, vol. 19.
Sources webographiques :
[W1] CHOFFAT, Axelle. PISA 2019 : combien de points obtient la France. 2017, l’internaute. Article mis à jour le 11/01/2017. Consultation : 18/11/2017. Lien
[W2] D’ALMEIDA, Fabrice. Le harcèlement scolaire, leçons japonaises, réalité française : autour de l’affaire Alexia. 2016, Huffpost. Article publié le 02/08/2016 et mis à jour le 05/10/2016. Consultation : 11/11/2017. Lien
[W3] DELMAS, Élodie. Le harcèlement scolaire atteint un record au Japon. 2017, Japon infos. Article publié le 30/10/2017. Consultation : 11/11/2017. Lien
[W4] MESMER, Philippe. Au Japon, le suicide d’un collégien harcelé lève un tabou. 2012, Le Monde. Article publié le 20/07/2012 et mis à jour le 21/07/2012. Consultation : 11/11/2017. Lien
[W5] NAUTILJON. March comes in like a lion pour combattre le harcèlement scolaire au Japon. 2017. Article publié le 04/10/2017. Consultation : 11/11/2017. Lien
[W6] OCDE. PISA 2015 : Résultats à la loupe. 2016. Consultation : 18/11/2017. Lien
[W7] REITH, Saji. Un japonais de 16 ans victime de ijime dans son école. 2012, Adala-news. Article publié le 07/08/2012. Consultation : 11/11/2017. Lien
[W8] Tout le Japon. L’IJIME, OU L’INTIMIDATION CHEZ LES JEUNES JAPONAIS. 2010. Consultation : 11/11/2017. Lien
[W9] Wikipédia
[W10] Figure 1 : lien
Annexe :
Annexe 1 : Schéma
Figure 3 : Les relations entre les différents concepts de harcèlement [3]
Ce schéma représente les différents types de harcèlement existant. Le point commun entre tous ces harcèlements est le comportement agressif de départ.
L’Ijime japonais se rapproche beaucoup du harcèlement entre filles ayant lieu en Europe [3] comme le montre ce schéma. De plus, le Ijime tient plus du harcèlement psychologique que du harcèlement physique comme vous pouvez également le voir sur le schéma ci-dessus (Kounai Bouryoku).
Annexe 2 : Des vidéos
L’école au Japon — Louis-San
Une journée dans un lycée au Japon — Ichiban Japan
Découverte d’une université au Japon — Quelle vie étudiante ? — Japania
L’école japonaise (japanese school system) — Tokimeki
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